Documentation professionnelle

8. Les relations entre Paris et la province à travers l’exemple des concerts populaires en France, 1861-1914

L’un des grands mérites du Répertoire des programmes de concerts en France est d’être un programme national qui va favoriser une réévaluation de l’histoire de la vie musicale en France, trop souvent réduite à l’activité à Paris. Il est important de remarquer que les deux premières réalisations du RPCF ne portaient pas sur Paris mais sur deux villes de province, Bordeaux et Angers. Même si elle occupe une place centrale dans la vie musicale française, Paris est surreprésentée dans l’histoire de la vie musicale et rarement, ou jamais, considérée comme un centre autour duquel gravitent de nombreuses villes, plus ou moins grandes, qui participent néanmoins à l’activité musicale du pays. L’étude de la vie musicale en France doit davantage prendre en compte le rapport entre la capitale et la province. Elle doit s’intéresser à la circulation des œuvres, des interprètes, mais aussi à des formes d’organisation des concerts. Les concerts populaires se prêtent particulièrement bien à une telle étude dans la mesure où ils constituent un modèle qui est reproduit dans de nombreuses villes. La période, entre 1861 et 1914, est tout aussi intéressante : on remarque, en effet, que la fascination du modèle parisien se renforce à partir de 1860. Le développement très rapide du chemin de fer favorise les échanges et les voyages des provinciaux à Paris. À l’inverse, Paris s’intéresse à la province qu’elle conçoit d’abord comme un débouché pour ses artistes et ses œuvres. Cet intérêt de Paris pour la province se manifeste notamment par la place croissante occupée par les informations départementales dans les périodiques musicaux — je pense en particulier au Ménestrel. Les concerts populaires s’inscrivent donc dans un double mouvement Paris/Province et Province/Paris. Une telle étude nécessite des outils que seul le RPCF peut produire. Après avoir présenté le mouvement des concerts populaires en France, je voudrais vous donner quelques exemples de ce qu’il est possible de faire à partir des répertoires de programmes.
Mon travail s’appuie sur des répertoires qui sont achevés ou qui sont en cours de réalisation. Je viens d’achever la réalisation du répertoire des programmes des concerts populaires de musique classique à Paris entre 1861 et 1887. Il sera prochainement publié avec ceux des trois autres grandes sociétés de concert à Paris au xixe siècle : la Société des concerts du Conservatoire, les Concerts Colonne et les Concerts Lamoureux. En 2006, j’ai publié le répertoire des programmes de concerts des Concerts populaires d’Angers, une société active entre 1877 et 1893. Ce répertoire rassemble 455 programmes. Il ne comporte que les programmes car les sources sont trop nombreuses. Certaines d’entre elles sont consultables sur un site internet (1). Enfin, j’ai entamé la réalisation d’un répertoire qui ne sera pas consacré à une ville ou à une société de concert, mais à une forme de concert, les concerts populaires, sur l’ensemble du territoire français.

Les concerts populaires : propagation d’un modèle

En France, l’expression « concerts populaires » est toujours associée aux concerts populaires de musique classique organisés à Paris par Jules Pasdeloup entre 1861 et 1887. Cependant, Jules Pasdeloup n’est pas l’inventeur de cette formule qui existe déjà en Grande-Bretagne où des Monday Popular Concerts sont organisés à partir de 1859. Les concerts populaires sont donc une expression internationale que l’on retrouve dans toute l’Europe dans les quatre dernières décennies du xixe siècle. S’il n’est pas l’inventeur de l’expression, Pasdeloup est celui qui en fournit le modèle : un concert populaire est un concert de musique classique, c’est-à-dire symphonique, pour lequel le droit d’entrée est très faible. De préférence, il se déroule le dimanche après-midi dans une salle située dans un quartier populaire, là même où habitent ceux que l’on souhaite attirer.

Ce modèle connaît de nombreuses déclinaisons en France et en Europe. À peine quatre mois après le premier concert populaire à Paris, apparaît la Société des concerts populaires de musique classique de Toulouse active jusqu’en 1877. En 1863, des concerts populaires voient le jour à Bordeaux. C’est ensuite au tour de La Rochelle, Angers, Nantes, Rennes et Strasbourg. Le mouvement s’amplifie après le début de la IIIe République. Des concerts populaires sont fondés à Marseille, Brest, Lyon, Rouen, Lille, Boulogne-sur-Mer, Nancy, Le Havre et dans d’autres villes. Des concerts populaires voient aussi le jour dans d’autres pays d’Europe, par exemple, en 1863, à Amsterdam et à Florence en Italie et, en 1864, à Bruxelles.
Toutes ces expériences ont en commun un titre, celui de concert populaire, dernière lequel se dissimule une grande diversité d’organisations. Si le modèle du concert symphonique à bas prix prédomine, il n’est pas le seul. Les premiers concerts populaires organisés à Angers en 1864 et 1865 sont certes organisés dans un quartier populaire et sont accessibles pour un coût inférieur à ceux de Pasdeloup, mais ils sont composés essentiellement d’œuvres vocales. Les concerts populaires organisés à Rouen à partir de 1875 se tiennent dans un quartier populaire, mais les programmes sont d’abord consacrés à la musique de chambre.
À Paris, Pasdeloup est le seul à proposer des concerts populaires jusqu’en 1873. Pour éviter la concurrence, il poursuit en justice ceux qui tentent d’utiliser l’expression « concert populaire ». C’est pourquoi, ni Édouard Colonne, qui fonde le Concert national en 1873 puis l’Association artistique des concerts Colonne en 1874, ni Charles Lamoureux, qui crée la Société des nouveaux concerts en 1881, n’utilisent l’expression concert populaire. Malgré cela, Colonne et Lamoureux sont des concurrents très sérieux pour Pasdeloup dont les affaires déclinent peu à peu. En 1887, il est contraint de mettre un terme à son entreprise après avoir organisé 593 concerts entre 1861 et 1887.

La prédominance des classiques allemands

Les concerts de Pasdeloup ne sont pas seulement des modèles au plan de l’organisation. Ils le sont aussi pour les programmes comme le montrent ceux de la Société des concerts populaires de musique classique de Toulouse fondée en 1862. Bien que je ne dispose pas encore de tous les éléments nécessaires pour réaliser une étude précise, il est néanmoins possible d’effectuer une comparaison entre les programmes des deux sociétés. Ils comportent de nombreuses similitudes. On y retrouve la même prédominance du trio Haydn/Mozart/Beethoven auquel il faut ajouter Weber et Mendelssohn. Cet ensemble de cinq compositeurs représente 75 % des œuvres interprétées par l’orchestre de Toulouse et 70 % des programmes de Pasdeloup au cours de leur première saison. Néanmoins, cette prédominance des classiques allemands n’est pas continue. Après la guerre de 1870, la musique française moderne occupe une place de plus en plus importante, notamment sous l’influence du Concert national créé par Colonne. À partir de cette époque, si Pasdeloup reste un modèle pour la forme des concerts, c’est plutôt Colonne qui semble influencer la programmation des concerts populaires de province. Les cinq principaux compositeurs allemands n’occupent plus que 30 % des programmes des concerts populaires de Lyon entre 1873 et 1877. À Angers, entre 1877 et 1893, cette part n’est plus que de 18 %.

La diffusion des modernes

Les concerts populaires d’Angers occupent une place fondamentale dans l’histoire du concert en France. Sur les affiches de cette société, on peut lire l’expression « concerts populaires », par référence à Pasdeloup, et l’expression « Association artistique » qui est le nom de la société fondée par Colonne à Paris. Plus que de Pasdeloup, les programmes s’inspirent de Colonne. De fait, la musique moderne en général et la musique moderne française en particulier y sont majoritaires. 60 % des œuvres programmées sont issues de compositeurs vivants et, dans cet ensemble, 70 % sont des œuvres françaises. Entre 1877 et 1893, Angers, reliée à Paris par le train depuis 1849, accueille une centaine de compositeurs. L’ampleur du phénomène n’a probablement pas d’équivalent auparavant en France. Les compositeurs français, massivement domiciliés à Paris, se voient offrir une nouvelle opportunité pour la diffusion de leurs œuvres symphoniques. Cet intérêt explique pourquoi ils se mobilisent pour que l’État accorde des subventions aux sociétés de concerts populaires de province, ce qui sera le cas à partir de 1881 pour les villes d’Angers, Lille, Marseille et Bordeaux. Les sociétés de concerts subventionnées ne sont pas les seules à participer à ce mouvement en faveur de la diffusion des compositeurs modernes. Actifs entre 1873 et 1877, les Concerts populaires de Lyon ne peuvent pas bénéficier de cette subvention, ce qui ne les empêche pas de privilégier la musique moderne. Les proportions sont sensiblement les mêmes qu’à Angers : environ 40 % de compositeurs modernes dont les deux tiers de français.
Bien que très instructifs, ces chiffres ne constituent qu’une première approche. Par la suite, il faudra s’intéresser plus précisément aux œuvres et voir, en particulier, quelles œuvres et quels compositeurs circulent d’une ville à l’autre. Le cas de Jules Bordier, le fondateur des concerts populaires d’Angers, est instructif : si ses œuvres ne sont jamais interprétées aux concerts populaires de Paris, elles apparaissent, en revanche, sur les programmes de plusieurs sociétés de concerts populaires de province. Dans le même ordre d’idée, il convient de signaler que de nombreuses œuvres modernes sont données en première audition en province avant Paris.

Le cas Wagner

La diffusion des œuvres de Wagner en France est l’un des éléments les plus intéressants de cette étude. On sait que Wagner entretient des rapports très compliqués avec la France. La création des concerts populaires de Pasdeloup intervient quelques mois après l’échec retentissant de Tannhäuser à l’Opéra en mars 1861. Après la guerre de 1870, les sentiments anti-germaniques qui prédominent en France empêchent toute nouvelle diffusion d’un opéra de Wagner. Seul Lohengrin est donné une fois à Nice en 1881 et à Paris, en 1887. Lohengrin n’entre au répertoire de l’Opéra de Paris qu’en septembre 1891 après avoir été donné, dans les mois précédents à Rouen, Angers, Nantes, Lyon, Bordeaux et Toulouse.
Cet ostracisme ne prive pas totalement les Français des œuvres de Wagner dont de nombreux extraits sont interprétés au cours des concerts populaires. Pasdeloup inscrit au programme du dernier concert de sa première saison la marche du deuxième acte de Tannhäuser. Il attendra plus de deux ans avant de recommencer. Wagner apparaît ensuite sur ses programmes de manière très régulière malgré une interruption, en raison de la guerre franco-allemande, entre mars 1870 et novembre 1873. Le cas Wagner ne fait pas l’objet d’autant de passion en province et l’on remarque que la marche du deuxième acte deTannhäuser est inscrite au programme du premier concert populaire de Toulouse le 16 février 1862, c’est-à-dire avant Pasdeloup. À Angers, Wagner est le sixième sur la liste des compositeurs les plus souvent cités. En revanche, il n’apparaît qu’à deux reprises dans les programmes des concerts populaires de Lyon. L’étude que j’ai commencée permettra d’évaluer avec plus de précision la place qu’occupe Wagner dans les programmes des concerts populaires de province mais, aussi, de déterminer quelles œuvres connaissent une grande diffusion. Il est probable que l’on rencontrera moins souvent des extraits du Ring que des extraits des premiers opéras de Wagner.

En conclusion, je voudrais rappeler que cette étude sur les concerts populaires et les rapports entre Paris et la province n’en est qu’à ses débuts. Quelques grandes tendances semblent néanmoins se dessiner : les concerts populaires de Pasdeloup sont le seul modèle dont dispose la France jusqu’en 1873. À partir de cette date, les concerts organisés par Colonne offrent un nouveau modèle particulièrement dans le domaine de la programmation et de la diffusion des œuvres modernes. Ces modèles sont à l’origine de nombreuses expériences identiques en province. Elles ont pour conséquence l’élargissement, à une grande échelle, de la diffusion de la musique savante dans la société française. Ce mouvement repose sur la circulation des œuvres, des compositeurs et des interprètes que seule la constitution d’un répertoire des programmes des concerts populaires en France entre 1861 et 1914 peut permettre. Son extension à l’ensemble de l’Europe apparaît comme son prolongement naturel.

Yannick Simon,
Maître de conférences à l’Université de Rouen


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