Documentation professionnelle

3. Le Répertoire des Programmes de Concert en France : un projet collectif

L’objectif du RPCF est extrêmement simple : publier sous une forme interrogeable, soit par un index imprimé, soit au sein d’une base de données, la totalité des programmes des concerts donnés dans l’espace français de 1720 à 1914. Certes, le programme énoncé en ces termes peut paraître utopique. Il l’a été bien plus encore lorsque l’on se souvient que le projet initial a jailli de quelques esprits exaltés en 1999 au cours d’un colloque organisé par l’European science foundation au sein du groupe « The concert and his public » dirigé par Hans Erich Bödecker, Michael Werner et Patrice Veit. Il s’agissait alors de proposer rien moins qu’un IRCP (International Repertory of concerts programs) en s’appuyant sur les travaux pionnier de Simon McVeigh et en mobilisant les chercheurs du groupe : Malou Haine, Henri Van Huslt, Christian Meyer et beaucoup d’autres encore.

Le fondement doctrinal de ce programme reposait sur une observation qui reste entièrement valable : tous les chercheurs, historiens ou musicologues, travaillant sur le concert, accordent à la programmation une attention prioritaire. La seule éventualité de penser l’histoire d’un interprète, d’une société, d’un lieu de concert, sans connaître les programmes semble condamner le discours historique à la description de pratiques sociales dépourvues de finalité et de sens. En d’autres termes, tous ceux qui travaillent sur l’histoire du concert ressentent comme une évidence l’énoncé introductif du dernier livre de William Weber : « Designing a concert program necessarily involves a set of compromises among publics, musicians, tastes, and, by extension, social forces ». Et cette conscience plus ou moins explicite, que les choix de programmations éclairent d’un jour indispensable des règles de sociabilité ou des données économiques, des dimensions esthétiques et une structure sociale, et poussent finalement tous les chercheurs dans la voie de la reconstitution, amène à la conclusion suivante. Ces chercheurs ont généralement accumulé méthodiquement des données si nombreuses et tellement précises, jusqu’à un degré de précision dont ils sont seuls capables au sujet de leur objet particulier (telle société, ou tel artiste, etc.), que leur réunion dans un ensemble plus vaste et organisé constituerait un outil révolutionnaire sur une partie curieusement négligé de l’histoire de la musique.

Hélas, le programme de l’European science foundation touchait à sa fin. Lorsque j’ai eu la chance d’être détaché à l’Institut Universitaire de France entre 2000 et 2005, j’ai entrepris de faire le premier pas en direction du IRCP en regroupant une soixantaine de chercheurs, majoritairement français et plus ou moins régulièrement impliqués dans la recherche sur le concert afin d’envisager la constitution d’un outil à l’échelle nationale. Un séminaire que j’ai dirigé avec la collaboration d’Hervé Lacombe a vu le jour dont l’objectif était double.

  1. Échanger, d’une part, sur des thématiques dégagées par le programme de l’European science foundation (les formes d’organisation de concert ; les lieux de concert ; le public des concerts ; etc.) et d’autres plus spécifiquement musicologiques, tels que les pratiques d’exécution (performance practice) pour l’orchestre de concert et le répertoire des concerts.
  2. Et, d’autre part, élaborer une méthode précise pour la constitution d’un RPCF.
    Une dimension supplémentaire a rapidement émergé de ces échanges (six par an, pendant cinq ans) : l’organisation systémique du concert à l’échelle nationale. L’accumulation de données, éparpillées sur l’espace national et dans la chronologie, faisait apparaître des circulations et des continuités en tout genre (voir les communications ci-après de Joann Élart et Yannick Simon) : 

    • circulation des artistes, dont la carrière se précisait à travers l’itinérance ;
    • circulation des répertoires, éclairant des zones inconnues de l’histoire du goût musical ;
    • circulation des formes d’organisation, ouvrant une perspective sur les pratiques d’une élite culturelle façonnant le goût et présidant aux carrières ; etc.

En bref, le rapprochement, en masse, de données hyper précises a fait apparaître des phénomènes invisibles à l’échelle des terrains de recherche particuliers.

Les programmes s’imposent en effet comme une source historique d’une extrême valeur. Le seul fait de les rassembler et de les organiser dans une « chronologie évènementielle », suivant l’exemple du Théâtre Italien et, plus généralement, les enseignements de l’école historico-musicologique de Jean Mongrédien et Jean Gribenski au sein des universités françaises, ou du chronopéra de Michel Noiray (CNRS), aboutit à un fichier de police extrêmement précis. Il permet de repérer chaque exécution et chaque présence individuelle (y compris, parfois, pour les membres d’un orchestre), en un lieu et en un temps donnés, à une époque où l’enregistrement n’existe pas encore et où l’histoire de la musique doit s’envisager surtout comme celle d’un art vivant. Entendu comme le résultat d’une confrontation entre des forces contradictoires, le programme est donc devenu l’objet central de toutes nos recherches.

Il convient donc de préciser ce que l’on entend par le terme de « programme ». Chacun sait que sur les 1300 programmes environ des concerts donnés par le Concert Spirituel de 1725 à 1790, seules trois affiches subsistent. Dans l’espace français, le développement rapide de la presse à partir de 1750, environ, permet une reconstitution quasi totale des programmes et l’existence du Mercure de France depuis la fin du xviie siècle apporte des données nombreuses pour le début du siècle, tant pour ce qui concerne le Concert Spirituel que pour les Concerts de la Reine et d’autres manifestations musicales apparentées au concert.

À partir du milieu du siècle et jusqu’à nos jours, la masse des données augmente de façon exponentielle. Le format actuel du RPCF est particulièrement adapté pour la période 1720-1830 (voir la communication ci-après d’Hervé Lacombe). Il prévoit la collecte des données dans des documents divers (archives, affiches, presse, correspondance) et leur réunion au sein de la fiche. Chaque « programme » édité par le RPCF peut être vu comme un dossier documentaire, le plus complet possible, sur le concert du jour ; et les corpus actuellement réunis et en cours de publication restent à l’échelle du livre. Je laisse à Hervé Lacombe le soin de présenter la méthode du RPCF dans un instant, mais ce développement m’oblige à signaler que l’outil RPCF a récupéré une part importante du savoir-faire des bibliothécaires et, en particulier, des employés du RISM (moi-même, Cécile Grand, Cécile Duflo) et des chargés de mission du patrimoine qui depuis plus de vingt ans établissent les catalogues des fonds musicaux dans les 23 régions de France – lesquels chargés de mission ont joué un rôle essentiel dans l’élaboration de la méthode RPCF pendant la durée du séminaire (entre autres : Nathalie Castinel, Jérôme Dorival, Joann Élart, Myriam La Bruyère). La constitution des autorités pour les noms de musiciens, particulièrement épineuse pour les interprètes qui sont majoritairement absents de nos dictionnaires héritiers d’un préjugé romantique favorable au compositeur, mais encore pour les titres d’œuvres, s’inspirent directement des normes AFNOR conçues pour le catalogage des sources et la constitution des titres uniformes.

Avant de conclure sur ce premier point, il convient d’aborder la nécessité et les contraintes d’un travail collectif de l’ampleur du RPCF car elles éclairent celles qui pèseraient sur l’extension du programme à l’échelle internationale. L’exhaustivité est toujours une utopie : le projet de réunir dans des chronologies événementielles la totalité des données (presse, archives, etc.) concernant les concerts de la Société des Concerts du Conservatoire, par exemple, semblent totalement irréalisable. Mais, outre le fait que le travail collectif produit parfois des miracles inattendus, l’exhaustivité s’impose comme une nécessité méthodologique. L’expérience nous a appris que l’identification précise des interprètes et des œuvres jouées en concert, parfois aussi la localisation précise d’un concert, son prix et son horaire, etc., reposent sur une collecte minutieuse et sur le croisement des données (voir la communication d’Étienne Jardin sur la presse). À cet égard, les RPCF actuellement sous presse sont exemplaires. Le programme reconstitué de chaque concert constitue un apport scientifique considérable par rapport aux données imprécises et variables récoltées dans les sources. D’autre part, cet apport scientifique n’a été possible que parce que chaque artisan d’un volume RPCF a agi en spécialiste de l’objet qu’il traitait. Par la même, le travail collectif débouche sur autre chose que la collecte grossière de données en masse. Il aboutit à un outil totalement révolutionnaire susceptible de nourrir des synthèses ambitieuses dans le domaine de la prosopographie des artistes de concert, de la circulation des œuvres, des pratiques d’exécution, des pratiques d’exécution et d’écoute, etc.

Où en sommes-nous ? Je voudrais tracer la perspective au sein des résultats obtenus et des publications à venir car, grâce au soutien de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), de l’éditeur Symétrie et de la Fondation Palazetto Bru-Zane, le RPCF vient de franchir un seuil de crédibilité qui devrait encourager les collègues étrangers à envisager des programmes semblables, éventuellement coordonnés avec le RPCF. Entre 2006 et 2007, le RPCF a publié, chez des éditeurs différents, deux études particulières et un numéro spécial de la Revue de musicologie n° 93/1 (2007), p. 53-73.

Les deux ouvrages ont une qualité et un défaut. La première réside dans leur ressemblance qui tient au fait que j’ai pu imposer un format d’édition et une présentation. La seconde dans le fait qu’il s’agit de deux éditeurs différents et, en définitive, je dois insister sur la chance extraordinaire que constitue pour le RPCF l’investissement humain et matériel de l’éditeur Symétrie et de la Fondation Bru-Zane.

Chacun des ouvrages comporte une annexe composée de chronologie événementielle : une quarantaine de programmes avec dossier complet pour Bordeaux et 456 programmes bruts, sans la documentation (qui est consultable en ligne sur le site du Centre de Musique Baroque de Versailles).

Ces deux formats inspirent la structuration des volumes à venir dans la collection « Perpetuum Mobile » des éditions Symétrie / Palazetto Bru-Zane.

Première série « Outils / Paris ». Trois volumes d’outils, correspondant aux programmes et dossiers documentaires des concerts parisiens sont sous presse :

  • Paris, 1773-1794 (900 programmes), sous la direction de Joann Élart ;
  • Paris, 1794-1815 (1200), sous la direction de Cécile Duflo, Étienne Jardin et Patrick Taïeb ;
  • Paris, 1815-1830 (800), sous la direction d’Olivier Morand.

Certains programmes consistent en une information laconique sur un concert au programme partiellement connu ; d’autres comportent un dossier complet de plusieurs pages copiées dans la presse.

Dans la même série, un RPCF des quatre sociétés parisiennes (Société des concerts du Conservatoire, Concerts Populaires Jules Pasdeloup, Concert Lamoureux et Concert Colone) est en préparation, sous la direction de Yannick Simon) dans un format limité aux programmes reconstitués. Les dossiers de presse sont à constituer parallèlement sur base de données en ligne, comme l’explique Jean-Christophe Michel des éditions Symétrie dans sa communication.

Enfin, deux autres séries sont consacrées aux provinces et à des variaDeuxième série « Provinces ».Dans la première, sept volumes sont en préparation : Reims au xviiie siècle, Lyon au xviiie siècle, Caen au xixe siècle, Bruxelles pendant la période française, la Lorraine aux xviiie et xixe siècles, Montpellier à la fin du xixe siècle, Rouen aux xviiie et xixe siècles. D’autres volumes plus lointains s’intéressent à la musique contemporaine, notamment aux festivals de musique contemporaine dans les provinces, et au concert de musiques actuelles. Ces volumes consacrés aux provinces articulent l’essai historique et l’outil RPCF sur le modèle de l’ouvrage déjà paru sur Angers.

Troisième série « Varia ». La série des varia est alimentée par des outils aux contours particuliers, comme les Concerts de la Reine (David Hennebelle) ou les concerts de Nadia Boulanger (par une équipe coordonnée par Alexandra Laederich au sein de la Fondation Nadia et Lili Boulanger), et par des essais historiques sur le concert. Elles permet d’aborder des thématiques transversales, fondées sur des outils publiés dans les autres séries.

En conclusion, les chercheurs du RPCF qui s’expriment après moi, et tous les autres qui travaillent actuellement à leur volume, ont accompli un travail collectif démontrant la pertinence de la démarche et dont les résultats sont de nature à envisager des prolongements plus ambitieux avec confiance. Si l’espace national constitue en soi un terrain cohérent et suffisant pour bâtir un outil informatique global, la nécessité d’élargir le périmètre au-delà des frontières nationales s’impose avec une certaine évidence. Dès les débuts de son histoire, surtout dans le cadre de l’absolutisme français, le concert s’est imposé comme un vecteur essentiel de l’échange culturel et de la circulation des pratiques et des goûts. La structuration progressive d’un espace culturel européen, puis occidental (Amérique du Nord et du Sud), au cours du xixe siècle qui fonde la démarche comparative de William Weber, appelle des prolongements et une coordination à une autre échelle. Puissent nos présentations susciter la curiosité et l’enthousiasme des collègues étrangers passionnés par le concert, alimenter nos échanges au cours de la table ronde conclusive et, au-delà, concrétiser des rapprochements à travers des programmes internationaux qui restent à concevoir.

Patrick Taïeb,
Professeur à l’Université de Rouen

Imprimer Retour haut de page