Documentation professionnelle

8. Fantastique d’un lieu têtu, L’Alcazar de Marseille

La gaieté régnait surtout à Marseille, où les artistes locaux qui formaient le fond de la troupe accueillaient les bras ouverts leurs collègues de Paris. Il n’en était pas de même pour le public qui avait la réputation justifiée d’être le plus difficile de France. Le soir des débuts à l’Alcazar était un supplice pour les artistes suant de peur dans l’attente du verdict dont dépendait leur sort. Beaucoup en perdaient leurs moyens et se trouvaient subitement aphones, étranglés par le trac. Déjà, la répétition dans la journée qui précédait les débuts était une épreuve pénible, car en arrivant, le « nouveau » se trouvait devant une salle presque pleine, les abonnés s’attribuant le privilège d’assister à la répétition. Jacques-Charles, Le caf’ Conc’, Paris, Flammarion, 1966, p. 203.

Je remercie vivement les organisateurs de cette journée de l’AIBM consacrée aux documents de la « chanson française » de m’avoir invité à parler d’une enquête collective, socio-ethnographique, sur un lieu bien connu de music-hall en France, L’Alcazar de Marseille [1857-1966]. Un « site » (je reviendrai sur le terme) hautement célèbre tant dans le lexique des institutions remarquables de la cité phocéenne que dans maintes autobiographies d’artistes, et souvent évoqué par nos histoires du music-hall. Ceci dit, l’objet de l’enquête ne serait pas spécialement ou seulement pour nous ce lieu de spectacles susceptible d’intéresser les historiens du music-hall, mais aussi et même surtout ce fait qu’en 1998 (année, comme chacun sait, de la Coupe du monde de football en France…), on le ressortait du passé : vestiges d’un périmètre et marquise aidant, l’ancien lieu de divertissement serait monumentalisé en un bâtiment public consacré à une « culture pour tous » : une Bibliothèque Municipale à Vocation Régionale [BMVR]. C’est ce surgissement à l’actualité locale, ses « pourquoi » et « comment » qui seraient au cœur de notre enquête. Un vielle pensait son futur au passé ? Autant le dire d’emblée, je crains fort de décevoir les spécialistes du traitement bibliothéconomique ; nous n’avons amassé ni disques, ni partitions. Entendons bien. Non que ce plan documentaire n’ait été présent d’une manière ou d’une autre durant l’enquête, bien au contraire. Mais une collecte directe pour constituer ainsi un fonds spécifique à la mémoire de ce site n’était aucunement un objectif assigné. Je me permettrai dès lors, par souci de méthode, d’entendre un peu différemment l’intitulé de la journée, Enregistrement sonore et partition : deux formes d’écriture. Ayant besoin ultérieurement de la notion d’écriture, il me faut la mettre en réserve. Aussi, je suggère de poser l’un et l’autre, enregistrement sonore et partition, comme deux artefacts d’inscription : l’enregistrement sonore, comme artefact ou support d’inscription que l’on pourrait dire par miniaturisation sonore (si l’on veut, une situation d’entretien ou d’effectuation musicienne est capturée par réduction de sa grandeur nature, formatée pour une exportation, c’est-à-dire, pour être re-présentée et diversement exploitée hors site de la réalisation vive) ; l’autre, la partition, comme artefact ou support d’inscription, mais alors par étalement graphique sur la surface d’une page.

Le sujet de cette intervention est donc de présenter à la fois les conditions, quelques hypothèses et « l’esprit » de cette enquête collective. En premier lieu, j’en aborderai quelques conditions logistiques, ainsi que certaines formes de restitution aux premières étapes du travail. Puis je traiterai succinctement de deux ou trois difficultés concernant une telle démarche. En conclusion, j’évoquerai brièvement l’étape actuellement en cours d’une montée en généralité vers ce que l’on pourrait appeler une « anthropologie du music-hall ».

Conditions logistiques de l’enquête

L’enquête avait été suggérée par une précédente Direction des bibliothèques de la Ville de Marseille. Ses responsables œuvraient alors, je l’ai évoqué, à la préfiguration d’une Bibliothèque municipale à vocation régionale, aujourd’hui ouverte avec succès.

Partie intégrante d’un plus large projet municipal dit de « réhabilitation » ou de « requalification » du centre ville, ce bâtiment devait être construit sur l’emplacement de l’« ancien Alcazar ». A peine des pans de murs à réhabiliter, une marquise rouillée sur une façade défigurée qui abritait un terrain vague entouré de palissades, dans un quartier passablement paupérisé, le quartier Belsunce(1). Et qui fit naguère la une et les délices (un peu méprisants) de littérateurs de passage, et non des moindres, à Marseille. Quartier de descriptions pour exportation : un îlot de voyages à lui tout seul. L’Alcazar, donc. Mais encore, dans ces descriptions, un périmètre de bars, de tripots, de maisons closes pour militaires de la coloniale ; quartier de « nervis » et de « cagoles » : « la crapule est ici sur ses terres », écrivait en 1927 Albert Londres(2) de ce « labyrinthe de Marseille »…

Voilà qu’en 1998 cette ville, éminemment cosmopolite depuis des lustres ressortait ce périmètre de passé pour réemployer son emplacement, sa marquise et son nom. Hazard d’un plan d’occupation des sols et de terrains disponibles ? Un premier objectif serait d’écouter de quoi faisait parler l’« ancien Alcazar ». Chercheurs au SHADyC(3), nous étions alors invités à préciser nos besoins matériels.

Formulé en décembre 1997 sous l’intitulé Mémoires vives de l’Alcazar. Prégnance familière d’un site chansonnier, ce projet d’enquête serait officiellement installé six mois plus tard lors d’une conférence de presse le 19 mai 1998, par l’adjoint au Maire délégué à la culture. Avaient été réunis pour la circonstance outre différents médias locaux, des partenaires sollicités pour la logistique de l’enquête : l’Office de la culture de Marseille, la station de radio Fip Provence et la Fnac Marseille (qui nous fournirait appareils d’enregistrement et bandes magnétiques). Deux membres de l’équipe de Direction des bibliothèques assuraient les contacts avec partenaires et services de la Ville. Un appel à nous rencontrer serait lancé dans les médias locaux, ou encore par prospectus déposés chez les commerçants, et par panneaux d’affichage électroniques urbains. « Racontez vos souvenirs », disait l’annonce. Pour ce faire, la Ville avait ouvert un numéro vert, du 20 mai au 30 juin 1998.

Deux collègues sociologues spécialistes de questions de culture, enseignants-chercheurs à l’Ecole des Hautes Etudes, Jean-Louis Fabiani et Emmanuel Pedler, s’étaient joints à ce projet d’enquête.
J’ajouterai ceci : coordinateur du projet, c’était également l’occasion de reprendre un dossier que j’avais tenté d’ouvrir à la fin des années quatre-vingt comme responsable du Département d’ethnomusicologie du Musée national des Arts et Traditions populaires. Pour le dire vite : il pouvait paraître logique à l’époque de rééquiper la vocation de légitimation patrimoniale, ici musicographique, d’une institution déjà passablement moribonde il est vrai mais qui avait de sérieux titres – à commencer par celui de son fondateur Georges-Henri Rivière [1897-1985] – pour inscrire un tel objet, le music-hall, dans l’inventaire de ses célébrations culturelles.

D’une part, ce pouvait être l’occasion de bousculer définitivement si besoin en était encore des jeux d’oppositions du type savant/populaire, oral/écrit, etc., qui avaient pu faire certes de riches heures des réserves et de corpus par exemple musicaux de l’institution. Mais bien trop étroits et réducteurs pour appréhender des situations socioculturelles complexes constitutives, disons, d’une « modernité ». Cet objet permettait de reposer de plein fouet la question lancinante des rapports du savant ou du lettré et du populaire (rural, citadin) dans le domaine de la culture. Mais plus encore. L’objet music-hall, ou tout autre n’étant pas extérieur aux dispositifs, opérations, activités multiformes qui « le » font advenir et tenir parmi nous, la personnalité de Rivière ne nous renvoyait-elle pas de face à d’importantes pages de catégorisation d’un genre « music-hall » ? Lorsque le même Rivière, lui-même un court temps maître de chapelle de l’église Saint-Louis en l’Ile se plait treize ans plus tard à mettre en équivalence ballets des Folies-Bergère et cérémonies religieuses pour déplorer le manque d’érotisme des secondes et retrouver un « esprit de religion » plutôt dans les premiers : le renversement de sacralité qu’il opérait ainsi, n’était-il pas l’une des pièces maîtresses de cette anthropologie française naissante autour de la revue Documents – revue d’avant-garde et de remise en question radicale des dignités et des hiérarchies(4) ?

Une fois éliminées des erreurs d’appel ou appréciés à leur juste mesure quelques messages facétieux, nous avons reçu près d’une centaine de demandes d’entretien, voire quelques longues lettres de souvenirs.

Les appels émanaient de toutes générations, personnes âgées ou enfants nous contactant de la part de parents ou grands parents qui avaient connu, fréquenté l’Alcazar principalement de l’après deuxième guerre mondiale et jusqu’en 1965-66 (date de fermeture définitive) – quelques autres, plus rares, entendaient nous parler de la fin des années vingt. Nous étions face, le plus souvent, à d’anciens « pratiquants » de l’Alcazar à divers titres : spectateurs ordinaires, anciens artistes, enfants ou proches d’un ancien directeur ou d’ancien personnel. Les entretiens, d’abord resserrés sur un ou deux jours de semaine durant les dix premiers mois environ, seront plus espacés par la suite. Les rencontres s’étaleront au bout du compte jusqu’en 2000, d’ultimes en 2001. Le dépouillement progressif des entretiens (le plus souvent mais pas systématiquement enregistrés, selon les vœux de nos interlocuteurs) nous conduisait à provoquer parfois de nouvelles rencontres avec les mêmes, à préparer de nouveaux questionnements en identifiant et approfondissant les plans documentaires utilisés lors des entretiens précédents.

Ce n’est pas tout. La découverte dans une cave du centre-ville au cours du premier trimestre 2000 de documents de première importance qui concernaient les comptes de l’Alcazar, constituera pour nous une étape déterminante(5) : quelques vingt-huit mois de comptes, de janvier 1956 à juillet 1959. Nous tenions une fenêtre fiable d’évaluation et d’observation (fût-elle sur un laps de temps limité) du fonctionnement pratique, quotidien, de ce site.

Ces documents faisaient état des entrées et des recettes par concerts y compris des cachets d’artistes, et des dépenses multiples et diverses jusqu’aux déplacements à Paris du directeur et aux différentes visites d’huissiers, le tout courant du 1er octobre 1956 au 28 février 1959 : une période de difficultés probablement prévisibles, et récurrentes pour ce site qui fermera quelques années plus tard.

Bien évidemment, et je conclurai cette brève description des conditions d’enquête par ce point, il y aura des opérations d’abord ponctuelles, à court et moyen terme, de restitution publique aux premières étapes de l’enquête.
Si l’on met à part telles ou telles émissions de radio voire de télévision, des comptes-rendus oraux publics ont été périodiquement effectués à Marseille de 1998 à 2000. En octobre 1998, soit six mois après notre installation, à l’occasion de la Semaine de la science : des séances durant lesquelles nous avons accueilli sur le site même de la Vieille Charité ceux qui désiraient s’informer de l’état d’avancement de nos travaux. Egalement la semaine suivante, à l’occasion des journées Lire en Fête au Palais des congrès. Soit encore, en juin 1999, lors des Rendez-vous culturels de la Fnac Marseille, au Centre Bourse. Soit encore en mai 2000, lors du Cycle de rencontres entre le public et les professionnels de la culture organisé par l’Office de la culture de Marseille.
A ceci viendra s’ajouter, plus spécialisé, un séminaire commun à l’Ecole des Hautes Etudes au Centre de la Vieille Charité durant deux années universitaires [1999-2000, 2000-2001] consacré à une socio-anthropologie du music-hall, ouvert aux auditeurs libres. Ou plus récemment, J.-L. Fabiani et moi-même, en 2003-2004 et 2004-2005 à l’EHESS Paris, un séminaire commun également consacré au music-hall. Dans ces séminaires, l’enquête sur l’Alcazar y aura occupé une place non négligeable. Ajoutons à cette liste de manifestations, une émission sur France-Culture le 23 novembre 2001, La suite dans les idées, consacrée aux « nouvelles recherches en sociologie de la culture » (J.-L. Fabiani, J.-C. Passeron et moi-même) durant laquelle seront abordées quelques unes des conditions et hypothèses de cette enquête.

Je n’aurai garde d’oublier sur cette liste, trois autres formes non moins négligeables pour nous, de restitution. D’une part, notre participation, J.-L. Fabiani, E. Pedler et moi-même à la manifestation : Marseille sur scène organisée par le dynamique Hall de la Chanson et son directeur Serge Hureau – participation notamment sous la forme de direction scientifique du catalogue de l’exposition itinérante Bagages accompagnés(6). Catalogue pour lequel nous avaient rejoints des étudiants (A. Pecqueux, A. Maltinti, M. Fieulaine, D. Martini, F. Bousson, O. Roueff, B. Popin), quatre journalistes, Hélène Hazéra (France-culture), Michel Samson (Le Monde), Claude Barsotti et Jacques Bonnadier, critiques de spectacles, fins connaisseurs d’une culture occitane, du monde de l’Alcazar et des variétés musicales à Marseille. Forme de restitution pour nous également, que cette journée d’étude organisée par J.-L. Fabiani et moi-même dans le cadre de la Société d’ethnologie française, alors consacrée à l’écriture des histoires du music-hall en France. Enfin, nous avons considéré comme relevant également de notre engagement de restitution, de communiquer lorsque l’on nous le demandait pour des opérations radiophoniques ou cinématographiques, les coordonnées de ceux de nos interlocuteurs qui l’acceptaient – encore récemment.

D’un « pourquoi » de l’enquête

Ce projet d’enquête, qui n’entendait relever ni d’une ethnologie d’urgence ni d’une histoire de l’Alcazar en tant qu’institution (privée) organisationnelle de spectacles à Marseille, présentait à coup sûr quelques risques d’équivoques.

Equivoques toujours possibles, d’abord entre les attentes d’éminents acteurs locaux, anciens « pratiquants » eux-mêmes de l’Alcazar et de surcroît collectionneurs depuis longtemps ou mémorialistes de ce site spectatoriel, et une enquête extérieure à l’importante dynamique locale de réseaux ou de cercles associatifs efficacement impliqués dans la préservation et la célébration d’un « Marseille ville d’art et d’histoire ». Possibles équivoques parce que, d’une part, nous n’offrions pas les mêmes services de découvertes que nos collègues archéologues qui travaillaient eux-mêmes aux fouilles sur le périmètre de l’Alcazar, et qui mettaient à jour périodiquement de nouvelles traces matérielles dont se faisait largement écho la presse ; de ces traces qui se mesurent, s’exposent, peuvent être touchées, photographiées, etc. Pour ce qui nous concernait, nous ne pouvions probablement pas montrer plus et même plutôt moins, s’agissant de photos dédicacées d’artistes ou de programmes que les collections particulières ou institutionnelles ou les récits relativement abondants publiés sur le music-hall marseillais. Et si jamais l’on devait attendre de notre enquête qu’elle provisionne en trophées inédits, qu’elle lève des approximations ou en finisse avec des variantes auprès du spectateur ordinaire, il y avait fort a parier que l’on serait déçu.

Possibles équivoques encore, et non des moindres s’agissant comme ici de travailler sur des processus de remémoration, de décrire comment se sont formées les visions rétrospectives les plus prégnantes auxquelles donnait lieu cet ancien site de spectacles de divertissement. En oeuvrant comme nous le faisions à un arraisonnement ethnographique de paroles sur ou autour de l’Alcazar de la part d’anciens pratiquants, ne risquions-nous pas de nous prêter nous-mêmes au travail d’une rétro-nostalgie si jamais il s’agissait de promouvoir ce périmètre de ruines comme l’ultime vestige d’une idéalisation d’« avant maintenant » : Marseille de l’entre-deux guerres, d’un âge d’or local du négoce, des industries agro-alimentaires d’avant la décolonisation ? Si ce n’est celui d’avant l’arrivée du cinéma mais surtout de la télévision, du disque et de la généralisation de l’automobile qui, dit-on, avaient « achevé » l’Alcazar dans nos années soixante ?

Il y aurait à coup sûr de la « beauté du mort » dans l’air, pour reprendre la célèbre formule de Michel de Certeau(7), si nous devions ainsi donner consistance à un fantôme de l’Alcazar. Et puis, dans une ville portuaire, donc de passages, de bordées et de virées et à forte compétition spectatorielle, privilégier ainsi d’emblée ce seul lieu de spectacle sans le replacer dans une dynamique concurrentielle (le Palais de cristal, par exemple, durant un demi-siècle, et bien d’autres sites) : n’était-ce pas nous laisser enrôler d’office dans une fantastique (et sa rétronostalgie) attachée à ce lieu que l’on réanimait ?

Equivoques encore, tenant aux contraintes que faisait peser sur nous le « numéro vert » et ses sollicitations à nous rencontrer diffusées par panneaux urbains, affichettes ou FIP Provence.
Et d’abord, une pression de volontarisme dont il fallait nous dégager, qu’il importait de mesurer. Nos interlocuteurs, ancien public familier, anciens artistes locaux avaient pris d’eux-mêmes l’initiative de nous contacter gracieusement voire réunissaient pour l’occasion quelques amis ou voisins, avaient « calé » entre eux de « bons » souvenirs à raconter, les avaient expurgé ou refabriqué par recours documentaire – une documentation qui allait de coupures de presse à des publications locales relativement abondantes sur le music-hall marseillais ou la chanson à Marseille, en passant par des cartes postales, des programmes ou des photos dédicacées d’artistes, etc.. Comment débloquer ou desserrer de tels formats d’expression, par exemple chez d’anciens artistes qui avaient « rodé » depuis des années ou des décennies un discours sur eux-mêmes auprès de la presse locale, ou épuré les approximations auprès d’érudits locaux ? Et qui attendaient parfois de notre rencontre que nous les replacions au panthéon de l’Alcazar ou du music-hall marseillais ?

Contraintes aussi, d’un agenda de comptes-rendus publics organisé de manière efficace en un domaine où les données dont nous disposions, soit n’étaient pas mesurables ou quantifiables immédiatement, ou communicables en l’état, soit relevaient de patientes hypothèses de travail dont l’explicitation ne souffrait guère le contexte ou la forme « conférence de presse ».

J’ai parlé de l’Alcazar comme « site spectatoriel ». Un mot sur ce point. La notion ne devrait pas tant désigner une organisation en soi qui aurait nom d’Alcazar, qu’une matrice de travail qui ferait tenir ensemble – ici à propos de l’Alcazar, mais on pourrait le faire pour tout autre site – trois grands plans d’investigation : (1) une institution située spatio-temporellement ; (2) une instance de programmations, disons à finalités scéniques ou lyrico-scéniques. L’articulation entre ces deux plans (qui est problématique de travail en elle-même) offrait, donnait lieu à des « événements » : des situations localisables et datables de sollicitations qui procuraient, instituaient (in-statuere = « donner forme à ») des expériences, individuelles d’abord, mais dont le collectif de la salle pouvait être l’une des composantes de l’émotion d’assister au spectacle.
Ces expériences doteraient ces événements d’une certaine valeur, comme insignifiants, décevants ou marquants. Le troisième plan est alors : (3) celui de ces expériences, qui s’objectivent notamment en activités de parole : des activités discursives, qui vont de la critique spécialisée de spectacle aux paroles familières ou d’émotion exprimant des points de vue, la satisfaction ou la déception. Ces expériences peuvent se dire longtemps encore après l’événement ; elles mettent en œuvre une économie rétentionnelle et diverses ressources pour s’appuyer dont photos dédicacées, programmes, critiques de spectacle, ouvrages, récits publiés, etc. Elles offrent donc la particularité, en les évoquant, de faire déborder les événements de leur temporalité d’occurrence pour les présentifier, les proposer aujourd’hui dans une mise en intrigue, un récit qui les requalifie ou les dote d’un sens nouveau.

Dans cette perspective, L’Alcazar posé comme objet ou plutôt sujet de visions rétrospectives ne sera pas seulement une institution historique, un en-soi surplombant, préexistant et extérieur aux activités de paroles qui le désignent, le prennent pour sujet. Il est une construction qui fait surgir du passé, s’objective en des formes multiples, en un ensemble de processus (des dispositifs) qui vont par exemple de programmes, coupures de presse, compilations illustrées, chroniques « Souvenirs et anecdotes » (les « bonnes histoires » de l’Alcazar, comme à l’occasion du centenaire de l’établissement), « Music-hall héroïque », etc., ou celles plus explicites d’un affaiblissement (fin des années cinquante), aux diverses célébrations récentes ou actuelles. Dont l’érection d’une BMVR équipée du nom d’Alcazar et de son ancienne marquise en façade. Et sans doute, à un degré ou une autre, cette enquête en ses conditions logistiques ?

Que savait-on alors du fonctionnement de l’institution historique en tant qu’elle provoquait des événements, procurait des expériences qui faisaient ainsi déborder les événements jusqu’à nous (en somme, dont les effets perduraient à travers des récits) : quelles connaissances étaient disponibles sur la construction, les aménagements, les personnels, les programmes, les artistes, etc. ? Dans cette matrice de connaissances, l’Alcazar serait examiné et décrit comme une configuration dans laquelle une architecture, une « scène » et une organisation de services s’offraient réciproquement consistance, se fournissaient mutuellement appuis à travers un fonctionnement pratique de l’institution.

  1. Une architecture, c’est-à-dire : une façade, un bâtiment campé dans le paysage et une topographie urbaine. Bref, des questions touchant à la visibilité, à l’accessibilité motrice au bâtiment, à sa place dans les parcours d’une déambulation urbaine ordinaire ou de divertissement, aux files d’attente avant spectacle, un alentour de bars, tripots et commerces jusqu’à l’hôtel Noailles, ses proximités (les rues Tapis-Vert, Thubaneau, etc.) et les connexions que pouvaient opérer avec plus ou moins de discrétion par allusions, sous entendus ou que déniaient ostensiblement nos interlocuteurs (le jeu, la prostitution par exemple) – un alentour qui, pour d’aucuns, semblait devoir attenter à l’honorabilité d’un lieu que chacun voulait, précisément, éminemment héroïque ?
  2. Une scène, c’est-à-dire : d’abord un emplacement surélevé dans un espace interne aménagé pour des présences physiques, appelant donc des perspectives, offrant lieu à des programmations, et tout ce que cela comporte en recherches d’effets, de la luminosité aux décors, etc.. Mais également, plus largement et dans la logique des perspectives ainsi créées, une économie de proximités et de contacts dans la répartition d’emplacements dans la salle : orchestre, balcons, poulailler, promenoir – deux « scènes » d’opérations prégnantes dans les mémoires. Egalement encore, un jeu d’oppositions entre salle (et ses distributions d’emplacements, promenoir, poulailler, etc.)/scène, scène/coulisses, salle/bar, etc..
  3. Enfin, une organisation de services : une entreprise avec un personnel permanent, occasionnel ou intérimaire y compris des musiciens, un orchestre, chef d’orchestre, une troupe, des ateliers et des corps de métier, etc. ; des tensions entre raisons sociales de l’institution et impératifs de fonctionnement à combiner avec une logique de marché : des recettes, des dépenses, des déficits, des salaires. Une « salle » à capitaux privés, que maints de nos interlocuteurs estimaient ou considéraient à la manière d’un « service public » expressément local, et injustement négligé par de précédentes municipalités.

Que devait problématiser notre intitulé Mémoires vives de l’Alcazar ? Quelque chose comme une « topique de l’Alcazar ». « Topique » si l’on voulait bien entendre par là, de ces « ontologies » ordinaires, en généralité et communes – mais qui n’excluent pas un principe de variabilité – qui se confectionnent dans la déclinaison commune de lieux thématiques obligés. De ces lieux thématiques que l’on pouvait rencontrer tout autant dans les récits de nos interlocuteurs, la littérature mémorialiste locale, que dans les souvenirs autobiographiques d’artistes de renommée nationale ou internationale ou dans les deux ou trois « strates » d’histoires mémorialistes du music-hall en France qui « prennent » dans l’après seconde guerre mondiale. La circularité documentaire – en somme, qui cite qui ? – semblerait devoir constituer l’un des traits caractéristiques de cette topique.

Nous devions interroger cette compétence à objectiver des souvenirs, à connecter des expériences d’événements passés avec l’actualité présente, artistique ou politique. Faculté à commenter, à engendrer des contradictions, peut-être à enjoliver des banalités, à vagabonder dans des anecdotes ; faculté à amplifier des détails, à hiérarchiser pour soi des importances. En somme, nous allions problématiser la question d’une écriture de ces mémoires, c’est-à-dire, en dégager des propriétés jusqu’à une grammaire ou une syntaxe d’organisation. Les activités descriptives et probatoires s’appuyaient, je l’ai évoqué, sur des ressources multiples, des supports d’inscriptions, ouvrages ou revues offrant des récits, des entretiens d’artistes dans la presse locale ; ou encore, sur des programmes de concerts, des photos dédicacées, présentés comme autant de trophées du passé.

Ce processus « d’écriture » se présentait, telle une dynamique de montages ou de collages de sources multiples, orales et écrites, et n’avait que faire de la question tranchée du vrai ou du faux. On se plaisait volontiers aux « on dit que », « peut-être que », « sûrement », « je ne sais pas si /…/, mais moi je sais que /…/ ». Ces discours jouaient dans la cour du vraisemblable ou de la plausibilité : l’autorité que l’on entendait y déployer ne visait pas nécessairement la conformité à des choses écrites, les aurait-on sous la main, mais devait découler de cette position privilégiée, devant nous, d’anciens témoins à un degré ou un autre ou d’ancien artiste (si ce n’est, disons, de « marseillais de naissance »). Il s’agissait alors, plus globalement, d’examiner la logique à l’œuvre, d’observer les topoï familiers qui jalonnaient, articulaient ces discours objectivant, écrits à l’appui, des expériences individuelles ou familiales, ou collectives. Ce serait prendre au sérieux les figures de supposition déployées par nos interlocuteurs, les jeux de mémoire, de langage et de langue. Et une variabilité de versions.

Ainsi retrouvait-on de manière récurrente dans ces descriptions ou ces récits des figures familières qui oeuvraient autour du site, du lieu ou des spectacles (directeurs, chefs de claque, chefs d’orchestre, vendeurs de billets à la sauvette, fleuriste) ; ou encore, des frasques locales de ces héros scéniques d’un panthéon marseillais, fussent-ils toulonnais ou de villes environnantes (les Raimu, Alida Rouffe, Fernand Sardou, Darbon, Fernandel, Turcy, Ponsard, Alibert, Darcélys, Rellys, Réda Caire, Andrex, Montand, etc.). Ou encore, par exemple, un certain type de catégorisation « des » publics de l’Alcazar, de leur distribution familière dans la salle, « nervis » du poulailler, « homosexuels », « filles de joie » du promenoir par exemple. Catégorisations qui agrémentaient elles-mêmes plusieurs publications locales.
De cette topique de l’Alcazar, je me propose d’aborder brièvement deux grands lieux thématiques : l’un concerne un comportement spécifique du public de l’Alcazar, parfois élargi au « public marseillais » ; l’autre, étroitement solidaire du précédent, touche au trait d’une « faconde méridionale » (que l’on dit volontiers « marseillaise), notamment à travers ce que l’on nomme la « petite anecdote » – interpellation ou réplique à l’artiste sur scène.

Au nombre des grands lieux thématiques de cette topique de l’Alcazar, on pouvait y voir en bonne place celui d’une réputation de critique du public ; « son » public, nous disait-on, connaisseur, difficile à impressionner et à conquérir. Et qui, rapporte-t-on dans l’histoire locale, avait déjà fait ses preuves en avril 1867 avec Thérésa (« faire une thérésa »), saluée à l’Alcazar avec le concours d’un troupeau d’ânesses. En 1868, avec Paulus chahuté durant la répétition publique. Un public « irritable et bon enfant », écrivait Colette dans La vagabonde. Bref, une force de sanction, et une scène comme tremplin dans la détermination d’une carrière nationale d’artiste. Marseille ouvrait au reste de la province. La formule tant reprise et désormais classique de l’un des anciens directeurs (le « père Franck ») du temps de Maurice Chevalier – « Tu te rends compte, petit, que tu viens de gagner toute la province ? Parce que l’Alcazar de Marseille, tu sais, c’est un peu l’Opéra du Concert » – en résume l’esprit.
Ce lieu thématique traverse tous les cercles, spectateurs familiers, anciens artistes ; on le retrouve dans bien des autobiographies d’artistes parlant de leur passage sur la scène marseillaise (l’Alcazar y est une métaphore de la prise de risque) ou dans la plupart des histoires du music-hall. Autobiographies d’artistes, les Mayol (chahuté au Palais de cristal), Maurice Chevalier, Alibert ou Montant (sous la plume des Hamon/Rotman), en passant par Jacques-Charles et tant d’autres plus proches de nous. Problème de circularité des sources ? En tout cas, comme une incorrigible évidence, qui prenait ainsi les allures d’une « vulgate » obligatoire dès que l’on parlait, ici de l’Alcazar, là d’un « public marseillais ». Bref, quelque chose que l’on estimait important à dire ou plutôt, que l’on ne pouvait pas ne pas dire en la circonstance, à la manière d’un rappel d’évidence.
Prendre au sérieux ce lieu thématique demanderait sans doute que l’on interroge ou que l’on fasse se croiser deux grandes dynamiques, au demeurant étroitement solidaires entre elles, qui ont marqué approximativement du dernier tiers du XIXe siècle à la fin de l’entre-deux guerres. La première : à coup sûr une importante dynamique amateur, autoalimentée par la percée des siens ou de ses anciens. Dynamique alors, qui va d’un maillage de salles de quartiers ou paroissiales, d’arrières-salles de bars, d’associations diverses (Marseille-Comoedia, La butineuse de la Belle-de-mai, Les renaissants, l’Union amicale des artistes amateurs de Marseille), d’auditions dominicales ou de concours de quartiers, à ceux, régionaux, organisés chaque année par tel ou tel journal. Championnat annuel, comme le concours Artistica avec sa finale, à l’occasion duquel les directeurs de salle venaient faire leur marché de lever de rideau. On y obtenait des prix, et surtout de premiers engagements, y compris le droit de fréquenter les lundis du bar Noailles (du nom du fameux grand hôtel du Centre ville) sur la Canebière. Le bar : un lieu de rencontres d’artistes de passage, de diffusion de petites annonces, où l’on venait traiter de cachets ou de contrats…
Bref, un véritable dispositif d’émulation locale, qui fit émerger nombre de grandes figures que l’on connaît, jusqu’à Andrex ou Montand. Il y a bien là, sans doute, une bonne réserve d’artistes et de public amateurs. Et susceptible de faire valoir en force et en groupe droits de jugement et de goûts, soit à l’occasion de répétitions d’artistes alors publiques pour les abonnés ou lors de spectacles, transformant la salle en un entre-soi familier qui fait son propre spectacle dans la surenchère à l’apostrophe et au quolibet. Jusqu’aux jets de tomates ou tout autre légume ou fruit – comme un sport à l’Alcazar, dit-on volontiers (avec bien des variantes sur la nature du projectile).

Une autre dynamique non moins négligeable mais que pourrait tendre à faire relativiser cette mise en exergue de l’Alcazar si l’on n’y prenait garde : celle, compétitive (vers la fin du Second Empire) entre salles pour la plupart à capitaux privés, qui vont de trois cents à cinq mille place comme celle du grand rival de l’Alcazar que fut Le Palais de cristal et ses 900 m2 durant près d’un demi siècle, de 1880 à 1930 (avant que la plupart des salles, y compris l’Alcazar, ne se transforment en cinémas). Les programmes de ce site, avec sa scène transformable en piste de cirque et son volume de salle sembleraient, en effet, plutôt ouverts sur des programmations d’importation, des attractions internationales, des troupes de pantomime. Précisément, dans un paysage local concurrentiel d’offre spectatorielle, l’Alcazar campera la proximité locale ou régionale (fût-elle passée par Paris), l’entretien ou la mise en scène d’une certaine intimité locale de l’espace public. Les revues de fin d’année de cet Alcazar de naguère constituaient sans doute un moment attendu de la démocratie locale : des auteurs, des journalistes instruisent et mettent en scène une typicité, réécrivent l’actualité en la mettant au rire. Par ailleurs, l’Alcazar restera longtemps accessible aux sorties familiales, aux classes sociales à revenu moyen ou relativement faible, artisans ou ouvriers.

On retrouvait encore, dans cette topique de l’Alcazar et à la manière de la vulgate évoquée à l’instant de son public persifleur, un équipement relativement abondant de « petites anecdotes », dont certaines ont été immortalisées par Marcel Pagnol ou ses émules, ou dans la presse locale ou nationale. Un ensemble de quolibets de salle, du parterre ou du poulailler, de bons mots prêtés entre quidam et artistes défiés ou bousculés lors de leur passage sur scène.
Dans leur diversité, leur circulation et surtout leur variabilité, bons mots ou anecdotes participent de la grammaire de cette topique de l’Alcazar ou, plus globalement, d’un « music-hall marseillais ». Ils circulent, jusqu’à devenir sans auteurs précis. Chacun ne fait plus que les rapporter à sa manière, ils forment comme une réserve toujours disponible à décliner à propos de cette salle. Par exemple, du temps de la grande période du mime (qu’aucun de nos interlocuteurs n’avait connu, mais dont chacun savait que l’Alcazar en avait été un haut-lieu) : devant la personne censée avoir été trucidée avec grand réalisme de gestes mais sans cris, cet échange à voix haute dans la salle : « Mais pourquoi il appelle pas au secours ? », et un autre quidam de répliquer : « Parce qu’il est payé pour se taire ». Ou encore, à ce personnage malingre portant avec difficulté une actrice un peu forte genre Alida Rouffe, censée avoir été blessée, un spectateur l’apostrophant du poulailler : « Fais deux voyages, tu y arriveras pas ». Ou Fernand Sardou, pas au meilleur de sa forme, un peu sifflé, revenant saluer en prévenant comme par précaution le public : « De toute façon, je reste pas ». Et bien d’autres…

La singularité de ces « bonnes histoires » sera de se prêter aux nouveaux investissements et aux approximations. Il ne sera pas rare d’y voir substituer les noms d’artistes. Et d’en trouver des variantes en bien d’autres lieux que Marseille. Dans ces histoires, le rapport à la réalité peut y être suspendu au grand dam d’une conception crispée, puriste de collectionneur en quête de la version « authentique ». Ici, elles mettent en scène l’image d’une éloquence marseillaise : exubérante, fleurie, excessive et débonnaire. Volontiers équivoque mais rarement vulgaire dit-on. Plaisante, mais rarement méchante : la portée critique, ainsi enrobée ou soutenue par la saveur de l’accent appelle toute la complicité d’un interlocuteur partenaire pour faire basculer vers la « galéjade » – comme une incurable licence d’exceptionnalité marseillaise ? Ces répertoires gagneraient sans doute à être replacés dans un ensemble plus vaste : une riche veine de littérature, récits et anecdotes cultivant à souhait l’image d’une singularité locale : farniente, insouciance, légèreté, débrouillardise, si ce n’est un zeste de crapulerie. L’opérette marseillaise des années trente folklorisera définitivement ces ingrédients à l’exportation(10).

Pour conclure

Je conclurai cette intervention sur les trois remarques suivantes.
Notre crainte de départ de se laisser enrôler dans une opération théâtrale pédagogique et scientifique dans un contexte de requalification de l’espace qui pouvait virer à une sorte de « restauration sociale » du quartier ; cette crainte est aujourd’hui partiellement levée par une évidente réussite, me semble-t-il, du projet de BMVR. Parmi ces réussites : une écriture de patrimonialisation qui monumentalise ainsi l’Alcazar sous forme d’une d’opération quasiment de type « anamorphique » ; si l’on veut, comme une transformation géométrique, sur place, par changement d’échelles. Voilà un « lieu-album », son panthéon, les récits qu’il génère, référent naguère consacré à cette dynamique spectatorielle (le music-hall) qui sera elle-même la matrice de grandes industries culturelles comme le cinéma, les variétés (disques, etc.), désormais converti en un équipement de réappropriation culturelle accessible à chacun, et ses offres ramassées au même emplacement topographique. Une manière de sauvegarder ainsi, au cœur la cité, sur le même périmètre, un même espace spirituel propice aux vagabondages et à l’évasion ?

Notre travail était-il de nature à renouveler ce que nous connaissions déjà de l’Alcazar, au moins pour la période la mieux documentée localement, qui va de l’entre-deux guerres à 1966 ? On aura compris que ce n’était pas à ce niveau, disons à prétention objectiviste – celui de connaissances établies sur le site historique – que se situerait spécifiquement notre projet. Pas plus d’ailleurs, que serait nôtre une perspective linéaire du site, du type : « L’Alcazar des origines à la fin », ou autre version, « Vie et mort de l’Alcazar ». Non plus, une perspective ou un vocabulaire de guerre… L’Alcazar « assiégé », « tué par » le cinéma, la télévision, les variétés, la voiture ou le développement des moyens de transport, etc. Cinéma, variétés et autres formes se présentent en leur propre émancipation comme une relève de propositions elles-mêmes procurées grâce à, ou par le music-hall – ils en constituent bien plus un déplacement, qu’ils ne signent sa disparition.

Dès lors, ce qui est en jeu, c’est une vision ou une autre définition de l’objet music-hall, dont le développement historique et la topique qui lui est attachée restent à interroger. Et l’histoire à écrire, hors des sentiers des rétrospections mémorialistes. Sous le terme de music-hall, des propositions spectatorielles durant près d’un demi-siècle s’affinent, se transforment, négocient entre elles, se déportent ou se déplacent. Certaines seront « pratiquées » avec intensité à un moment donné (« l’âge d’or »), jusqu’à se sédimenter (la revue à grand spectacle devenant figée en revue de girls). Le music-hall, ici, n’est ni un genre établi, ni un format fixe, ni un lieu de spectacle spécialisé ; ou plutôt, il peut être tout cela à la fois. Mais il est fondamentalement cette dynamique de simultanéités et d’instantanéités qui s’établit sur des déplacements, des glissements, se nourrit du cirque, ses dompteurs, ses acrobates, du théâtre et du cabaret, de laCommedia dell’arte, du café-concert et des tours de chant, de l’opéra, du ballet et qui offrira asile au jazz, préparant son émancipation ; bref, une sorte de collage, technique de juxtaposition que l’on retrouve alors dans le domaine des arts, peinture, littérature, poésie et musique. N’est-ce pas d’ailleurs cette hybridité qu’affectionneront en lui tant d’auteurs d’époque, ceux par exemple de la mouvance surréaliste – dont les fondateurs de l’anthropologie française ? Le Music-hall serait d’abord un cadre plastique de propositions.
Ces propositions devraient être elles-mêmes replacées dans une longue dynamique, qui ne part pas d’un coup. Cette dynamique générale de formes spectatorielles prend et s’impose, dans la traversée du XIXe siècle, sous la prouesse de découvertes ou de trouvailles en régime de visualité (qui n’empêchent aucunement un régime auriculaire, bien évidemment). C’est à cette montée en généralité vers un objet music-hall que nous convie également, une « histoire » de l’Alcazar, qui s’inaugure comme site de café-concert en 1857. L’un des tous premiers du genre, en effet.

Propositions bibliographiques

  • Claude Barsotti, Le music-hall marseillais de 1815 à 1950, Arles, Mesclum, 1984.
  • Jean Bazal, Marcel Baudelaire, Adrien Eche, Marseille sur scène. Artistes marseillais d’hier et d’aujourd’hui,Grenoble, Editions des 4 Seigneurs, 1978.
  • Anne Cauquelin, L’art du lieu commun. Du bon usage de la doxa, Paris, Seuil, 1999.
  • Cent ans de chansons à Marseille, Revue Marseille, 145, 1986.
  • Michel de Certeau, « Les revenants de la ville », Traverses, 40, 1987, p. 75-85.
  • Jacques Cheyronnaud, « Au sanctuaire comme à la scène. Le music-hall et la grand-messe », Ethnologie française, XVII-1, 1987, p. 45-52.
  • Jacques Cheyronnaud, Des airs et des coupes. La Clé du Caveau, bréviaire des chansonniers. Introduction à une histoire de la chanson en France au XIXe siècle, Paris, René Viénet, 2006 [sous presse].
  • Jacques Cheyronnaud, Jean-Louis Fabiani, Emmanuel Pedler (éd.), D’ailleurs et d’ici. Musiques à Marseille, hier et aujourd’hui. Cahiers du spectacle Bagages accompagnés, Paris, Marseille, Hall de la chanson, Journal Taktik, 2000 (numéro hors-série).
  • Alain Delcroix, Les rois du music-hall, Marseille, 1995.
  • Jean-Louis Fabiani, Beautés du Sud. La Provence à l’épreuve des jugements de goût, Paris, L’Harmattan, 2006.
  • Jean-Louis Fabiani, « Pourquoi certains intellectuels ont-ils tant aimé le Music-hall ? », In : Sylvain Fagot et Jean-Philippe Uzel, Enonciation artistique et socialité, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 183-193.
  • Anthony Pecqueux, « La violence du rap comme catharsis : vers une interprétation politique », Copyright volume !, 3, 2004, p. 55-70.
  • - Emmanuel Pedler, « Entendement musical et malentendu culturel : le concert comme lieu de confrontation symbolique », Sociologie et Sociétés, XXXVI, 1, 2004, p. 127-144.
  • - Emmanuel Pedler, Sociologie de la communication, Paris, Colin, 2005 [2° éd.].

Illustrations

p.1 : couverture du programme Alcazar, saison 1923-24 [coll. part.].
p.3 : Prospectus d’appel à contacter l’équipe des chercheurs de la Vieille Charité, 1998 (recto et verso).
p.5 : Page du cahier de comptes de l’Alcazar, 1958.
p.6 : Page du programme de la manifestation Marseille sur scène, Hall de la chanson, 1998.
p. 7, 8, 9, 10 : divers programmes de l’Alcazar (années vingt) [coll. part.].
p.11 : Reda Caire [1908-1963] ; cliché Aicard, Marseille [coll. Part.]
p. 13, 14 : Livret du monomime Le Chemineau, André Maurevert, Marseille, 1900 [coll. part.].
p. 17 : Logo de la manifestation Marseille sur scène, Hall de la chanson 1998.


  1. Parmi une littérature relativement abondante, cf. sur ce quartier, E. Témime, Marseille transit : les passagers de Belsunce, Paris, Ed. Autrement, 1999. Egalement, J.-C. Baillon (dir.), Marseille, histoires de famille, Paris, Autrement, 1989.
  2. A. Londres, Marseille, porte du sud, Paris, Les Editions de France, 1927, p. 139.
  3. Abréviation de l’intitulé : Sociologie, Histoire, Anthropologie des Dynamiques Culturelles, Unité mixte de recherche du Centre National de la Recherche Scientifique et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, domiciliée au Centre de la Vieille Charité.
  4. G. H. R., « Religion et  Folies-Bergère », Documents, 2e année, 1830, n° 4, p. 240.
  5. Pour une première exploitation, cf. E. Pedler, « L’envers du décor », In : J. Cheyronnaud, J.-L. Fabiani, E. Pedler (éd.), D’ailleurs et d’ici. Musiques à Marseille, hier et aujourd’hui. Morceaux choisis, Cahier du spectacle : Bagages accompagnés, Hall de la chanson, Journal Taktik, 2000, pp. 9-10 (numéro hors-série). Les documents nous avaient été aimablement communiqués par un particulier. Il s’agit : (1) d’un livre de caisse (format 46×51) détaillant au jour le jour sur la période du 1er octobre 1956 au 28 février 1959 le recettes et les dépenses de toute nature de l’établissement ; (2) d’un cahier scolaire détaillant chaque jour de spectacle, du 8/9/56 au 21/7/59 le nombre de billets vendus [photo ci-dessus] ; (3) d’un ensemble de 28 feuillets séparés, dactylographiés de déclaration du timbre sur entrée, chaque mois de janvier 1956 à octobre 1958. Ces deux derniers documents sont actuellement (avril 2006) en notre possession, pour les nécessités d’une publication.
  6. Référence supra, note 5.
  7. M. de Certeau, La culture au pluriel, Paris, Union Générale d’Editions, 1974.
  8. Parmi de nombreux descriptifs, par exemple : Andrex, On ne danse plus la java chez Bébert, Paris, Presse de la Renaissance, 1989 ; plus récemment, Jantel, 50 ans de music-hall marseillais, 1940-1990, Marseille, Lib. Garçon, 1998.
  9. Cf. P. Echinard, « Louis Rouffe et l’école marseillaise de pantomime dans la seconde moitié du XIXe siècle », 115e Congrès national des Sociétés savantes, Avignon, 1990,  Paris, CTHS, 1992, II, pp. 547-560.
  10. On se permettra ici d’appeler de nos vœux des travaux comparatifs en d’autres villes, mettant en évidence des réseaux d’émulation locale d’acteurs, de spectateurs et de publics ou objectivant une topique et une fantastique du music-hall : le florilège d’anecdotes ne serait sans doute pas propre à Marseille…

Jacques Cheyronnaud
CNRS SHADYC, Centre de la Vieille Charité, Marseille

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