Documentation professionnelle

2. « Musique en ligne dans les bibliothèques » par Isabelle Giannasttasio, directrice du Département de l’Audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France

« Musique en ligne dans les bibliothèques », on aurait pu jouer avec les singuliers et les pluriels, la bibliothèque, les musiques, mais c’est ce « en ligne » qui change tout.

Tout d’abord, et cela est important dans cette instance, je précise que je vais parler de musique enregistrée, d’enregistrements phonographiques.

Du phonogramme (sur support) à la musique en ligne

Ces enregistrements phonographiques qui étaient disponibles sur des supports matériels, depuis 1877 pour le premier enregistrement, et depuis la fin des années 1880 pour les premières éditions, sont maintenant disponibles en ligne. De cette musique en ligne les usages ne font que croître et embellir, et ces dix dernières années ont été marquées par cette explosion, notamment par l’irruption du « piratage » et des efforts pour imposer une « offre légale ». Cela n’est pas le propos, mais c’est un contexte très fort.

Car côté bibliothèques, où les collections de disques se sont implantées dans les bibliothèques publiques depuis près de 40 ans, se pose la question de la collection, une collection, matérielle, qui deviendrait immatérielle.

Ce passage, de la collection matérielle à la collection immatérielle, et aux services, pose problème, fait l’objet d’expériences, et de débats. C’était un des sujets des journées de l’ACIM des 23-24 mars derniers, avec notamment une très intéressante table ronde sur la question des droits. C’est également un des thèmes du Schéma numérique des bibliothèques entrepris par le Ministère de la Culture, instruit dans le groupe « acquisitions électroniques ».

Expériences, débats. A preuve, la très nombreuse littérature professionnelle, ou pour être plus exacte les très nombreux colloques et échanges sur le net sur la question. Articles, échanges qui mettent en relief :un bouillonnement non transparent de l’offre, une richesse quantitative et une pauvreté qualitative, ou en tous cas un manque de cohérence et de pluralisme. Ce qui, sans anticiper sur une conclusion, conduit à penser qu’il faut les deux, collection physique et musique en ligne. Et cela n’est sans doute pas toujours facile à plaider dans la fièvre techniciste qui nous saisit, les budgets étant ce qu’ils sont.

Cette communication ne dresse pas un état des lieux dans les bibliothèques, et ne fait pas état d’une expérience conséquente à la BnF. Elle aborde plutôt la question de façon méthodique

Les 4 missions de la bibliothèque

En revenant à nos « fondamentaux ». Les 4 missions de la bibliothèque, constituer la collection, la signaler, la communiquer, la conserver, sont revisitées, et de fait complètement bouleversées par ce passage à l’immatériel. Cela n’est pas propre à la musique, et les bibliothèques sont passées aux périodiques électroniques et passeront bientôt peut-être aux e-books. Mais la musique en bibliothèques a là aussi ses spécificités, comme elle les avait, et les a toujours, sous sa forme matérielle. Particularités techniques et juridiques en particulier.

Constituer une collection – la communiquer

Aussi, je vais tenter de me livrer à un petit exercice « avant / après », tout en sachant qu’une des particularité du numérique est d’une certaine façon de concaténer les étapes, la conservation étant sans doute la mission oubliée, étapes qui seront fortement marquées par les questions techniques et juridiques, et de « modèle économique ».

En tous cas, deux missions seront toujours à concaténer : constituer la collection et la communiquer, car elles sont déterminées par les usages

  • écoute sur place,
  • et/ou écoute à domicile,

usages qui auront des conséquences sur les modalités d’acquisition.

Avant

En effet « avant », acquérir une collection musicale de supports, c’était

  • connaître l’offre : l’édition phonographique,
  • établir et appliquer une politique documentaire : avec ses points forts, et sa diversité,
  • acquérir, auprès de disquaires.

Ces modalités d’acquisitions étaient les mêmes, quel que soit le type de consultation proposés aux usagers : sur place, et dans ce cas la bibliothèque devra s’acquitter d’une redevance à la SACEM pour l’audition, généralement basée sur le nombre de postes d’écoute, et/ou à domicile si les usagers empruntent les disques.

Après

Après, constituer une collection musicale en ligne, c’est

  • connaître l’offre : les services de musique en ligne, qui sont « acquérables » par les bibliothèques.

Et pour cela se pose immédiatement la question de définir s’il s’agit d ’écoute sur place  et/ou d’écoute à domicile, et la nature technique, et économique de ce service. Aussi, doit-on concaténer constituer et communiquer la collection.
L’offre de musique en ligne pour les bibliothèques est constituée de bouquets « négociés » En effet, les offres de musique en ligne sont le fait d’éditeurs de services. Je parle ici de ceux qui ont une offre « bibliothèques », c’est-à-dire qui auront négocié les droits nécessaires aux usages dans un lieu public, s’il y a écoute dans la bibliothèque. Ce n’est donc plus toute l’offre éditoriale. On peut citer par exemple Naxos et Classical (musique classique, jazz, musique du monde), Bibliomédias et Quobuz (généralistes). Dans un registre différent, à travers un extranet dédié aux bibliothèques, le portail de la Cité de la Musique donne accès aux concerts de la Cité de la Musique, à des guides d’écoute, à des dossiers pédagogiques.

Ces éditeurs de service proposent des modalités techniques de communication et de services. Ecoute sur place : sur borne, voir sur baladeur (expérience Viroflay) et/ou consultation à domicile des ressources proposées par la bibliothèque : en streaming, ou en téléchargement (service Bibliomédias , expérimenté à Troyes).

Les modalités d’acquisition ne sont plus de « l’investissement », si l’on parle en termes budgétaires, mais relèvent plus d’un budget de fonctionnement. C’est généralement un tarif d’abonnement, qui peut être basé sur différentes formules : nombre d’accès simultanés autorisés, nombre d’usagers inscrits, …

Ces « musiques en ligne » posent questions. L’offre est mouvante et peu pérenne : les services, les contenus, les conditions, changent, voire cessent. L’offre est relativement limitée : les « bouquets négociés » sont très loin d’avoir toute la richesse de l’édition sur support. Les problèmes techniques entravent la communication, en particulier dans l’offre à domicile, soit du fait des DRM, soit du fait de l’incompatibilité entre systèmes d’exploitation : ainsi certaines plates-formes conçues pour le Windows media player ne sont pas compatibles Mac. Les prix sont élevés, avec un minimum de 1 000 euros an, et une moyenne autour de 5 000 euros / an, voire beaucoup plus (cf Bibliomédias), pour un usage qui se cherche encore. Chaque bibliothèque est isolée pour négocier. Paradoxalement, le succès d’un service serait sa ruine … . Et de fait, se pose la question de la légitimité : pourquoi une bibliothèque paierait-elle pour des services à domicile ? Quel est le « plus » de la bibliothèque par rapport au foisonnement de l’offre en ligne ?

Deux solutions à ces maux, qui passent par la coopération.

La première est de négocier de façon concertée avec les fournisseurs : c’est le principe d’un consortium, comme le consortium Couperin le fait, dans les BU, pour les revues électroniques, afin d’obtenir tarifs, et autres. Pour cela l’idée, telle qu’exprimée lors des journée ACIM, telle qu’exprimée lors de la réunion dans le cadre du Schéma numérique, est tout d’abord d’établir la liste des usages voulus par les bibliothèques, afin d’arriver à une sorte de « licence-type ». Non pas unique et uniforme, car les besoins des différente types de bibliothèques diffèrent, mais permettant de lister et de qualifier les besoins. Et de négocier des tarifs, de façon groupée.

La deuxième solution est d’élargir l’offre. Pour pouvoir aller au-delà des bouquets « négociés » pour les bibliothèques, et retrouver la liberté d’aller chez les disquaires (en l’occurrence des éditeurs en ligne, comme EMI, Universal…)  et d’acheter toute la production éditoriale, il faut régler la question des droits : droits d’auteur et droits voisins (producteurs phonographiques, interprètes). Ce qui ramène à l’idée précédente d’établir la liste des usages voulus par les bibliothèques, afin d’arriver à une sorte de « licence-type ». Et de négocier des tarifs, de façon groupée.

Mais il est une autre collection en ligne dont on peut parler dans les mêmes termes : il s’agit de la collection des supports de la bibliothèque qu’elle peut dématérialiser, c’est-à-dire numériser, et communiquer en ligne : dans ses emprises, ou à l’extérieur, à ses usagers, ou au-delà, sur le web. On connaît l’état du droit : l’amendement « bibliothèques » de la loi DADVSI du 1er août 2006 permet aux bibliothèques de numériser pour conserver les collections, mais jusqu’à récemment n’autorisait pas expressément la représentation, et donc la communication au public. Or, à l’occasion de l’examen du projet de loi dit « Création et Internet », il a été obtenu que soit également permise la communication du produit de cette numérisation, sur place ou sur des réseaux sécurisés. Cette disposition figure à l’article 10 bis B du projet de loi adopté par l’Assemblée nationale le 2 avril 2009 et du texte retenu par la Commission mixte paritaire le 7 avril 2009. Mais le 9 avril, l’Assemblée nationale a rejeté le projet de loi « Création et Internet » qui doit donc  à nouveau être discuté. L’application de l’amendement permettant la communication de cette numérisation est donc tributaire du vote de la loi « Création et Internet » (1).

On voit donc qu’au-delà de ce cas particulier de la numérisation de conservation et de sa communication, se posent là aussi les questions de droits d’auteur et droits voisins (producteurs phonographiques, interprètes). Pour cela aussi l’idée est tout d’abord d’établir la liste des usages voulus par les bibliothèques, afin d’arriver à une sorte de « licence-type ». Et de négocier des tarifs, de façon groupée.

Signaler la collection

Troisième mission de la bibliothèque : signaler . « Avant », signaler la collection, c’est la cataloguer et l’intégrer au catalogue des ressources de la bibliothèque. C’est aussi présenter la collection des supports, et les médiathèques-discothèques ont depuis longtemps été attentives à cette question, aux classifications notamment.

« Après », signaler c’est toujours cataloguer, et cela va mieux en le disant : c’est-à-dire inscrire l’offre en ligne dans le catalogue, afin qu’elle fasse bien partie de l’ensemble des collections et des services de la bibliothèque.

Mais c’est aussi la nécessité de mise en valeur de l’offre : éditorialisation, portails, blogs, pages Facebook, services de type web 2.0, web sémantique.

C’est aussi par cela répondre à la question de tout à l’heure : quel est le « plus » de la bibliothèque par rapport au foisonnement de l’offre en ligne ?

Conserver  la collection

Dernière mission de la bibliothèque : conserver. Mais toutes les bibliothèques n’ont pas cette mission patrimoniale. Juste un rappel.

Conserver une collection de phonogrammes sur supports, c’est disposer de conditions climatiques appropriées, faire que la lecture des documents ne les endommage pas, et disposer des équipements de lecture pour pouvoir les rejouer. Si cela n’est pas le cas, il faut les faire « migrer », en les numérisant, et cela nous ramène au chapitre précédent.

Après, la problématique de la conservation va être radicalement différente selon que l’on parle de la collection « importée », c’est-à-dire des abonnements pris par la bibliothèque pour faire écouter de la musique dans ses emprises ou au domicile de ses usagers. Il s’agit d’abonnement à un service, et de fait à un serveur, d’un droit d’accès à ce serveur qui ne vaut que le temps de l’abonnement. La collection dématérialisée n’existe plus quand l’abonnement cesse. Elle n’est donc pas conservée.
En revanche, si l’on qualifie de collection « exportée » les fichiers numériques réalisés par la bibliothèque à partir de ses supports pour une mise en ligne, il lui faudra les conserver. C’est-à-dire régler la question de la dégradation des supports et de l’obsolescence des équipements de diffusion. En migrant la collection, grâce à un respect très strict des normes lors de la numérisation.

En conclusion

Que conclure ? Peut-être juste retenir les maîtres mots de cette présentation méthodique. La question de l’offre. La question du rôle de la bibliothèque. La prégnance des questions juridiques, à traiter absolument. La concertation et la coopération indispensables. Le souci de la conservation des collections numérisées.

Isabelle Giannattasio,
Directrice du département de l’Audiovisuel Bibliothèque nationale de France

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